Un retour spirituel au corps

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Par Marcel Gaumond – 1er août 2016

L’auteur propose une réflexion à partir des travaux de Gerda Alexander, fondatrice d’une discipline, l’eutonie, axée sur la conscience corporelle. L’être humain est invité à découvrir qu’il héberge cette même réalité divine qui a de tout temps conféré un sens à son existence.
 

Son corps était traité à la manière d’une âme…Rainer Maria Rilke

 
Dans le sens métaphorique du propos de Gerda Alexander1, fondatrice de l’eutonie2, ce qui est une charge pesante pour la société humaine, une charge qui peut devenir écrasante, ce n’est pas tant le poids réel des individus, avec leurs problèmes de santé, leurs besoins d’éducation et de support social, mais plutôt cet état d’inconscience ou de passivité des êtres endormis qui hypothèque d’abord les proches et, par extension, toute la communauté. Être coupé de la vie complexe du corps, de ses bases instinctuelles, de ses besoins fondamentaux fait de nous des animaux grotesques qui ne savent plus comment respirer, se nourrir, se mouvoir et défendre la limite de leur propre territoire. Privés d’un contact subtil avec les ressources multiples et spectaculaires du monde organique, nous ne sommes plus que la proie risible de ceux et celles qui ont su exploiter les failles de notre troupeau humain, désorienté, parce qu’amputé de ses racines. À la moindre défaillance, la première blessure, la première angoisse, nous sommes pris dans la souricière et devons, bon gré mal gré, nous joindre à ceux qui font la file dans les hôpitaux et devenir chacun, comme disait le chanteur Jacques Brel, « le suivi d’un suivant ».
 

Un double déracinement instinctuel et spirituel

Il n’y a pas que la vie du corps dont on peut être inconsciemment coupé, on peut l’être aussi, comme c’est en effet le cas sur une large échelle, de la vie de l’esprit. Toute l’œuvre de Carl Gustav Jung3 parle de ce phénomène d’aliénation collective qui caractérise la condition contemporaine de l’être humain. À côté de cette tragédie, la complainte du consommateur face à la diminution de son pouvoir d’achat revêt un caractère tristement clownesque.
 
La réalité du corps et la réalité psychique, tout comme la sexualité face à la spiritualité, se présentent comme principes moteurs de la vie psychosomatique, de la vie tout entière. Selon les modes et les circonstances, on attribue la primauté tantôt à l’une tantôt à l’autre. Pour être plus juste, il faudrait placer les deux sur un plan d’égalité, puis de réciprocité. Les deux réalités sont génératrices de vie et de mort, les deux inspirent les pires bassesses et les plus grandes œuvres, les deux sont déesses sensibles auxquelles on consacre des temples somptueux, mais aussi d’ignobles dictateurs qui nous asservissent. Elles sont toutes deux ce que l’on désire et que l’on craint le plus, ce que l’on croit illusoirement pouvoir amadouer par la louange ou dompter par le refoulement. Si l’on procède ainsi, avouons-le, c’est pour se mettre à l’abri, c’est parce qu’on se sent petit devant celle qu’on idéalise ou que l’on nie, parce qu’en prenant parti, on cherche à éluder la souffrance qu’a fait naître en nous la condition de l’enfant, la condition d’une partie séparée du tout, la condition de l’être solitaire.
 

L’expérience corporelle du Soi

Au cours de ma formation en psychologie analytique, en Europe, dans les années 1970, j’ai eu, à plusieurs reprises, l’occasion d’être en contact avec Gerda Alexander. Lors d’une de nos rencontres, elle me fit part de l’expérience suivante…
 
« Un dimanche après-midi, alors que je me promenais seule, près de la mer, non loin de chez moi, je me suis tout à coup sentie comme étant tout entière dans mon squelette, dont je ressentais alors toutes les finesses. Cet événement s’est produit sans que je m’y attende et sans que je le veuille. J’ai eu la possibilité de vivre cela comme un « état de grâce » difficile à traduire par des mots. Cela a peut-être duré quinze minutes, quinze minutes au cours desquelles je fus envahie par une sensation de profondeur et de sécurité.
 
Après cet événement, j’ai senti qu’un changement important s’était produit en moi : j’avais perçu concrètement, pour la première fois, l’unicité de mon être, et j’avais perçu cette unité dans mon squelette, non pas comme ce qui nous supporte mécaniquement, mais plutôt en tant que « ça », avec tout l'esprit de l'être humain inclus dedans.
 
Par la suite, j’ai pensé : « Oui, ça doit être une étape, une étape via le réel. » [….] Ce qu’il faut, c’est commencer à apprendre, un peu plus chaque jour, qu’on est ce corps sur lequel on peut prendre appui. Par une présence continue au corps, on permet aux organes de s’ouvrir et hop! Voilà qu’un jour, ils se présentent spontanément dans l’espace intérieur. Ainsi de suite...
 
« Ma démarche en eutonie m’a conduite à un travail sur la moelle des os. J’ai découvert que la prise de conscience de la moelle provoquait une toute nouvelle sensation de chaleur à l’intérieur du corps, une sensation de "chaleur lumineuse" ». Lorsque vous ressentez cette chaleur, à partir de votre moelle, c'est signe que votre corps est intégré et qu'il est ouvert dans toute son individualité au cosmos. Cela correspond à une étape spirituelle qui se traduit par le fait d’être dans soi-même, dans sa colonne vertébrale, sur ses deux pieds, ouvert à la totalité perçue alors comme incluse dans chaque petite chose. »
 
Au cours de cette expérience, ce n’est pas seulement la colonne vertébrale, mais le squelette entier, avec toutes ses finesses, qui est devenu conscient. En fait, pour être plus précis, il conviendrait plutôt de dire que c’est elle toute entière que Gerda Alexander a senti présente dans son squelette. Comme si le squelette représentait une totalité, le Soi, dans laquelle son moi se trouvait inclus.
 
Certains auraient peut-être tendance à ranger l’expérience de Gerda Alexander parmi les hallucinations. Ce faisant, on risquerait d’ignorer sa signification profonde. En effet, une expérience analogue se rencontre dans les rituels d’initiation spirituelle auxquels étaient soumis les chamans, ces prêtres-sorciers-guérisseurs.
 
Avant même d’entreprendre l’acquisition d’un ou plusieurs esprits auxiliaires, qui sont comme les nouveaux organes mystiques de n’importe quel chaman, le néophyte esquimau doit subir avec succès une grande épreuve initiatique. Cette expérience exige un long effort d’ascèse physique et de contemplation mentale ayant pour but l’obtention de la capacité de se voir soi-même comme un squelette4.
 
Dans l’horizon spirituel de ces chamans, « l’os représente la source même de la vie, aussi bien de la vie humaine que de la Grande Vie animale. Se réduire soi-même à l’état de squelette équivaut à une réintégration dans la matrice de cette Grande Vie, c’est-à-dire à un renouvellement total, à une renaissance mystique. »
 
Pour ce qui est de la sensation de chaleur lumineuse que Gerda Alexander attribue à un travail sur la moelle des os, on est naturellement porté à l’associer à cette sensation de chaleur intérieure que provoque le réveil de la kundalini et la progression de celle-ci à travers les chakras, dans la pratique du yoga tantrique5. On songe également à la technique de la maîtrise du feu que devaient avoir assimilée les disciples chamaniques pour réussir l’une de leurs épreuves initiatiques.
 
« Le futur chaman inuit ou mandchou, comme le yogi himalayen ou tantrique, doit prouver sa puissance magique en résistant aux froids les plus rigoureux ou en séchant des draps mouillés à même son corps. [...] La résistance au froid par la chaleur mystique ou l’insensibilité au feu, dénotent l’une et l’autre l’obtention d’un état surhumain. »
 
Je ne crois pas que l’atteinte d’un état surhumain soit ce que visait Gerda Alexander au cours de ses cinquante années de travail en eutonie. Mais il n’en demeure pas moins que les perspectives auxquelles l’a conduite ce travail d’exploration et d’intégration de l’inconnu du corps humain nous permettent de redécouvrir, dans un langage et à travers les maux actuels, que cette poussière réfléchie qu’est l’homme héberge cette même réalité divine qui a de tout temps conféré un sens à son existence.
 
Que l’enfant ait été rejeté ou abandonné comme Œdipe et Moïse, qu’il ait été menacé de mort comme Jésus lors de la fuite en Égypte, qu’il ait été haï et mal nourri comme Blanche-Neige ou qu’il ait été abusé sexuellement, le résultat est le même : son principe vital est atteint, son intégrité est brisée, son âme blessée est en péril. Alors, au lieu de cet espace intérieur d’où pourrait émerger et se développer le Soi de l’enfant, se dresse un vide effrayant, froid et noir. Qui pourrait s’attendre à ce qu’une lumière jaillisse de ce monde de ténèbres et avec elle, une parole qui réchauffe et réassure?
 

La réintégration de l’âme dans le corps comme processus de guérison

Edward B. Tylor fut le premier (1871) à étudier cette ancienne conception qui voulait que la maladie se déclare au moment où l’individu perdait son âme, soit que celle-ci ait quitté son corps spontanément (lors d’un rêve, par exemple) ou au moment d’un accident (à la suite d’une peur violente), soit qu’elle fût volée par des esprits ou des sorciers. Cette théorie de la maladie qui prédominait chez quelques-unes des peuplades les plus anciennes de la terre supposait que l’homme portait en lui « une sorte de double, une âme-esprit dont la présence dans le corps est requise pour pouvoir mener une vie normale ». Lorsque l’âme de quelqu’un était égarée, blessée ou séparée de son corps, il appartenait alors au chaman guérisseur « de dépister l’âme perdue dans les enfers, tout comme un chasseur dépiste le gibier dans le monde physique. » Si le chaman réussissait à récupérer l’âme perdue, il la ramenait et la réintégrait dans le corps qui avait été dépossédé, assurant ainsi la guérison du malade6.
 
Dans sa préface à Freud et l’âme humaine de Bruno Bettelheim, Michèle Montrelay suggère que si l’enfant autiste de la « forteresse vide » ne parle plus et ne bouge plus, mais se fait tout entier néant, c'est que, « privé du vide, qui meut, émeut, bref nous fait vivre, il ne lui reste plus qu’une issue : construire un faux vide en annulant le plus humain de ses fonctions. » Elle propose alors de voir la tâche du thérapeute comme en étant une qui consiste, « à partir avec l’enfant à la recherche d’une vacuité vraie par laquelle l’âme serait restaurée7. »
 
Mus par un instinct de survie intérieure, de plus en plus de gens se tournent résolument vers les fondements concrets de leur réalité immédiate, vers la matière, vers la terre, vers le corps, vers cela même que l’on avait tenté, depuis Aristote, dans une approche prétendument objective, de disséquer, de dominer et de soumettre aux « nobles impératifs de l’esprit ». Ce faisant, l’Occidental s’était aliéné l’objet qu’il avait eu la prétention de dominer : le corps était progressivement devenu, sous le froid regard sans âme de l’homme moderne, un étranger, un primitif, un barbare aux sombres instincts qu’il importait avant tout de mâter ou tout au plus de satisfaire à la sauvette. Le corps, en cela, avait rejoint les rangs de toutes ces minorités opprimées auxquelles le mâle apollinien avait contesté l’existence d’une âme. Habet mulier animam? « La femme a-t-elle une âme? » s'était demandé Thomas d’Aquin. On avait posé la même question au sujet des Indiens d’Amérique, puis des Africains assujettis au pouvoir de l’homme européen transplanté dans le Nouveau Monde! Avaient-ils donc une âme, ces Peaux-Rouges et ces Noirs qui, tout comme ces Ève, rappelaient de par leurs mœurs et leur rapport intime avec la réalité concrète, la profondeur abyssale du corps humain, dans sa nature instinctive et passionnée.
 
Le rejet de l’âme du corps que véhiculait cette question pourrait bien être l’une des principales sources de la névrose dont souffrent nos contemporains. Et, du coup, la redécouverte de cette âme dont nous nous sommes séparés pourrait bien susciter l’avènement d’un nouveau type de conscience, où esprit et matière, féminin et masculin agiraient en partenaires égaux. Ne serait-ce pas là une condition sine qua non pour qui veut atteindre et conserver cet équilibre dynamique nommé « santé »?
 
Jung aimait citer la vieille légende d’un rabbin à qui un élève rend visite et demande : « Rabbi, dans le temps, il existait des hommes qui avaient regardé Dieu en face; pourquoi n'y en a-t-il plus aujourd’hui? » À cette question, le rabbin répondit: « Parce que personne, aujourd’hui, ne peut plus s’incliner assez profondément. »
 

La conscience des profondeurs obscures du corps comme fondement de l’expérience spirituelle

La prise de conscience de soi implique une perte momentanée de la conscience rationnelle, intellectuelle, celle qui ordonne, construit, élabore, dissèque, oriente, différencie, dissocie, réprime, refoule, privilégie, écarte, décrète et prétend transformer, dominer, maîtriser, juguler.
 
La prise de conscience de soi requiert une disposition psychique qui ne se réclame pas exclusivement de l’esprit, à savoir de l’ordre, de la loi, de la logique, des hauteurs abstraites, des prétentions à l’immortalité et d’une volonté de puissance sur les choses d’ici-bas. Elle exige que nous consentions à chercher nos origines dans les profondeurs obscures, abyssales de la chair et de la matière.
 
La prise de conscience de soi ne peut survenir que si l’esprit retourne à l’école de l’instinct, que si l’ange se laisse fasciner par la bête. Comme un enfant plonge dans la terreur sacrée que provoque en lui la vue des monstres fascinants qui le visitent dans ses rêves et qu’il recrée dans ses imaginations diurnes.
 
La prise de conscience de soi, c’est le fait de l’esprit humain qui après s’être propulsé hors du corps de la mère et avoir, de peine et de misère, fait ses premiers pas sous le regard imposant du père – regard trop souvent contraignant, hostile et dominateur – se sent fléchir sous l’éclat d’un jour trop éblouissant et s’avoue dans la détresse que les forces lui manquent pour faire ne serait-ce qu’un pas de plus en avant. Il revient sur ses pas, et puis, tout craintif, se retrouve à l’orée d’un monde intérieur qu’il pressent avoir un jour habité, mais dont il avait effacé dans sa mémoire jusqu’au moindre souvenir, au profit du travail qu’exige le monde du dehors. Là, hésitant et tremblant, l’esprit humain redevient enfant et redécouvre émerveillé ce qu’il est substantiellement en vertu de la mère. Avait-il, dans sa superbe, poussé la dissociation jusqu’à croire qu’il possédait un corps? Là, pour avoir été à même de vivre l’expérience des forces incoercibles de ce corps et pour avoir été littéralement possédé, il saura qu’avant que d’être esprit, c’est-à-dire enfant du père, il est avant toute chose, dans son origine archaïque, corps, c’est-à-dire enfant de la mère! Cela, il ne le comprendra vraiment que s’il parvient, par le passage douloureux du deuil de l’identification à l’un et à l’autre, à en intérioriser les dominantes.
 
La réalisation de soi doit nécessairement passer par le deuil de la fusion à la mère et par celui de l’identification au père, deuil qui se vit existentiellement comme un passage à vide ou une mort à soi sans lesquels ne peut s’opérer la naissance de l’individu, nouvelle unité autonome, indivisible.
 

Références

1   Cet article est constitué d’extraits du livre Du corps à l’âme, éditions Le Loup de Gouttière, Sherbrooke, 1996.
 
2   L’eutonie est une discipline axée sur la conscience corporelle. Elle fut fondée au Danemark par Gerda Alexander (1908-1994) et introduite ici, au Québec, par Ursula Stuber, professeure à la Faculté de musique de l’Université Laval.
 
3   Psychiatre suisse (1875-1961) considéré avec Sigmund Freud et Alfred Adler comme l’un des pères de la psychologie des profondeurs.
 
4   Eliade, Mircea, Le chamanisme, Paris, Payot, 1964, p. 66 (cette citation et la suivante).
 
5   Idem, p. 371 (cette citation et la suivante).
 
6   Ellenberger, Henri F., À la découverte de l’inconscient, Villeurbanne (France), Simep, 1974, p. 7-8.
 
7   Bettelheim, Bruno. Freud et l’âme humaine, éditions Robert Laffont, Paris, 1984, préface de Michèle Montrelay, p. 30.
 



Psychanalyste diplômé de l’Institut Jung de Zürich (1977), Marcel Gaumond est en pratique privée à Québec. Cofondateur de l’Association des psychanalystes jungiens du Québec, association dont il fut le président de 1989 à 1999, il fut également cofondateur de l’École québécoise d’eutonie Gerda-Alexander. Avant de faire des études en psychologie analytique et un doctorat en psychopédagogie à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, il a œuvré pendant quinze ans dans le milieu de l’éducation (Collège de Sainte-Foy) à titre d’enseignant en sciences religieuses, d’animateur socioculturel et de responsable d’un service d’aide psychologique. Depuis qu’il a acquis un supplément de formation à San Francisco (1983-84) dans une approche, cette fois, néo-freudienne, Marcel Gaumond s’intéresse à tout ce qui a trait aux règles de base du processus psychothérapeutique. Ses travaux actuels portent sur ce qui serait de nature à réconcilier les paradigmes freudien et jungien.


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